Chapitre X
Encadrés de leur escorte de guerriers balébélés, commandés par N’Doloh, Bob Morane, Al Wood et M’Booli avançaient à travers la forêt, en direction de la Sangrâh, proche maintenant. Cela faisait deux jours à présent qu’ils avaient quitté la capitale du roi Bankutûh pour, après avoir franchi le défilé nord, progresser dans une sorte de no man’s land séparant le plateau du territoire des Bakubis. Lorsque la petite troupe atteindrait la rivière, frontière de ce territoire, les Balébélés abandonneraient Morane et ses hommes pour regagner aussitôt leur village. Les Balébélés, Bankutûh l’avait affirmé avant le départ, n’étaient pas, pour le moment du moins, en guerre contre leurs voisins et il tenait à maintenir la paix entre les deux tribus tant que ceux-ci ne rouvriraient pas les hostilités.
N’Doloh, qui marchait en tête de la colonne, s’immobilisa soudain et, d’un grand geste du bras, fit signe à ses compagnons de s’arrêter. Il prêta l’oreille durant de longues secondes, puis dit à voix basse, en désignant un point devant lui :
— Hommes là-bas…
L’arme braquée, Morane et Wood prêtèrent l’oreille. Tout près, en effet, des craquements de branches brisées se faisaient entendre. Il ne pouvait donc s’agir d’ennemis qui, selon toute évidence, auraient tenté de dissimuler leur présence.
Allan Wood toucha l’épaule de M’Booli, qui se trouvait à ses côtés, et tendit le bras dans la direction d’où venaient les bruits. Le colosse noir eut un simple hochement de tête et, sans une parole, se glissa entre les arbres.
De longues minutes s’écoulèrent, dans l’attente, puis M’Booli reparut. Il marchait franchement, sans tenter de se dissimuler ni d’amortir le bruit de ses pas.
— Là, dit-il, porteurs de miss Hetzel. Eux retourner à Walobo. Miss Hetzel, Peter Bald et Brownsky continuer vers le pays des Bakubis…
Quelques instants plus tard, Morane et Allan Wood s’entretenaient avec les porteurs qui, le matin même, avaient déserté au bord de la Sangrâh. Par eux, ils apprirent ce qu’il était advenu au safari de la jeune Autrichienne depuis son départ de Walobo. Bob Morane fit la grimace.
— L’entêtement de Peter Bald et de Brownsky n’est explicable que d’une seule façon. Ces coquins ont à coup sûr une idée derrière la tête et si, comme tu me l’as expliqué, Al, ils sont à ce point attirés par l’argent, leur but ne doit pas être particulièrement désintéressé…
Le chasseur opina de la tête.
— Bald et Brownsky sont prêts à tout pour ramasser de l’argent… ou de l’or, et je ne serai guère tranquille tant que miss Hetzel demeurera en leur compagnie…
Il se tourna vers les porteurs.
— Depuis combien de temps miss Hetzel, Peter Bald et Brownsky se sont-ils embarqués pour gagner la chute ?
Un des Noirs leva l’index de la main droite.
— Une heure, Bwana Wood, dit-il. Nous, nous mettre en route aussitôt eux partis…
— Une heure, fit Al. Ils ne doivent pas encore avoir atteint la chute à présent et, peut-être, avec un peu de chance, parviendrons-nous à les rejoindre avant qu’ils ne se soient enfoncés trop loin en pays bakubi…
Comme les porteurs reprenaient le chemin de Walobo, la petite troupe, Européens et Balébélés, s’enfonçaient dans la forêt, en direction de la rivière proche. En suivant la sente tracée déjà par les porteurs, ils atteignirent la berge en moins d’une heure, à l’endroit même où miss Hetzel et ses compagnons avaient campé la nuit précédente. M’Booli étudia avec soin la cendre des foyers, puis il releva la tête vers Morane et Allan Wood.
— Porteurs dire vrai, fit-il. Feux pas éteints depuis longtemps…
À ce moment, un bref sifflement retentit et l’un des guerriers balébélés s’affaissa, une sagaie plantée dans l’épaule. Rapidement, N’Doloh se courba, arracha la sagaie de la plaie et en contempla le fer.
— Ça arme bakubi, dit-il.
Il se redressa et jeta un ordre, en dialecte balébélé, à ses hommes.
Aussitôt, les guerriers, N’Doloh en tête, s’égaillèrent dans la forêt. Cinq minutes à peine se passèrent, puis ils réapparurent un à un. N’Doloh jeta une peau de léopard aux pieds de Morane et de Wood.
— Guerrier bakubi ongles rognés maintenant. Lui attaqué Balébélé ce côté du fleuve. Territoire bakubi sur l’autre rive. Quand roi Bankutûh saura, lui très fâché sur Bakubis…
« Ce qui veut dire, pensa Morane, que les Bakubis ont eu le tort de blesser un Balébélé en dehors de leur territoire. C’est là un acte d’hostilité ouverte. Comme je connais Bankutûh, cela pourrait provoquer du vilain avant longtemps… »
Par bonheur, la blessure du guerrier n’offrait aucun caractère de gravité et Bob, aidé par Wood, eut vite fait de le panser à l’aide de sulfamides contenus dans la trousse de voyage que le chasseur emportait partout avec lui. Quand ils eurent terminé, N’Doloh montra le chemin du plateau.
— Nous retourner, dit-il. Roi Bankutûh recommander pas entrer dans pays bakubi…
Le Noir venait à peine de prononcer ces paroles que, là-bas, très loin, un coup de feu, suivi presque aussitôt par plusieurs autres, déchira le lourd silence de la jungle.
*
* *
Morane et Wood avaient sursauté.
— Ce ne peut être que miss Hetzel, Bald et Brownsky, dit Bob. Sans doute sont-ils attaqués par les Bakubis…
Allan Wood prêtait l’oreille, mais plus aucune détonation ne se faisait entendre.
— Ils ne tirent plus, dit-il. Quelque chose de grave doit s’être passé. Il nous faut aller là-bas sans retard…
Il se tourna vers N’Doloh.
— Tes hommes et toi doivent nous aider à construire un radeau, dit-il.
Le Balébélé eut un signe de tête affirmatif.
— Nous allons vous aider, répondit-il. Ensuite, nous regagnerons notre tribu…
Un quart d’heure plus tard, Morane, Wood, M’Booli et leurs maigres bagages prenaient place sur un étroit radeau fait de quelques troncs d’arbres reliés entre eux par des lianes. Maniant chacun une longue gaffe, les trois hommes poussèrent avec vigueur le fragile esquif dans le courant et, bientôt, à un coude de la rivière, la troupe des Balébélés disparut à leurs regards.
C’est alors que, là-bas, très loin, les tam-tams se mirent à battre. Sans cesser de manier sa gaffe, Morane tourna vers M’Booli un visage interrogateur. Le colosse noir hocha la tête.
— Tam-tams bakubis, fit-il.
— Que disent-ils ? interrogea Allan Wood.
M’Booli cessa de pousser sur sa perche et eut un geste vague.
— M’Booli ne connaît pas le langage des tam-tams bakubis, mais ceux-ci très mauvais… Juju…
— Sans doute incitent-ils les Hommes-Léopards au carnage, fit Wood. Ou je me trompe fort, ou miss Hetzel se trouve dans un drôle de pétrin…
Mû par six bras d’athlètes, le radeau fendait les eaux plombées de la Sangrâh. La chaleur était lourde, étouffante, et les rayons du soleil faisaient songer à autant de coulées de plomb. Mais les trois hommes ne se souciaient ni de la chaleur, ni de la fatigue. Pendant plusieurs jours, ils avaient lutté contre la jungle et ses dangers pour tenter de rejoindre miss Hetzel avant qu’il ne soit trop tard et, à présent, ils allaient échouer au but.
Tout à coup, là-bas, les tam-tams s’arrêtèrent de battre. Il y eut de longues minutes de silence puis les battements reprirent, sur un rythme plus allègre cette fois. Allan Wood montrait un visage angoissé.
— Je crains bien que nous n’arrivions trop tard, dit-il entre ses dents.
Morane, lui, ne disait rien. Ce n’était pas la première fois qu’il entendait les tam-tams, soit indiens, soit africains, et il savait ce que cela signifiait quand ils s’arrêtaient de battre…
Soudain, M’Booli tendit le bras devant lui.
— Là-bas, hippos, dit-il.
Bientôt, le radeau fut entouré par le troupeau des pachydermes, qui évoluaient autour de lui à la façon de papillons autour d’une bougie. Pourtant, dans le cas présent, les papillons ne risquaient guère de se brûler les ailes à la flamme et, au moindre contact, ce serait la bougie qui aurait le plus à souffrir.
— Surtout, dit Wood, pas un geste qui pourrait leur paraître hostile. Si l’un de ces gros pères prenait la mouche et s’avisait de venir nous bousculer de l’épaule, nous serions bons pour la baignade. Et, en cet endroit, la rivière n’a rien d’une piscine mondaine… De toute façon, nous ne devons plus être loin de la chute à présent. On en entend nettement le grondement…
Morane tendit le bras vers la berge.
— Regarde, Al, dit-il, on dirait les débris d’un radeau échoué parmi les papyrus…
Allan Wood tourna la tête dans la direction indiquée par Morane.
— Tu pourrais bien avoir raison, Bob. Dirigeons-nous de ce côté…
Sans cesser de prendre garde aux hippopotames, les trois hommes poussèrent leur esquif vers les papyrus. Brusquement, M’Booli pesa sur sa gaffe pour freiner l’avance et cria :
— Attention, Bwana ! Hippo là devant !…
Mais l’avertissement venait trop tard. L’avant du radeau avait déjà touché l’animal. Pourtant, rien ne se passa. Sous le choc, l’hippo s’était retourné sur lui-même, les pattes en l’air. Al se mit à rire.
— Il est mort, ton hippo, M’Booli…
Le radeau s’était immobilisé parmi les papyrus, à quelques mètres de ce qui était effectivement les débris d’un autre radeau. Morane désigna les débris en question et la carcasse flottante du pachyderme.
— Je crois comprendre ce qui s’est passé, dit-il. Peter Bald ou Brownsky, se croyant menacés, auront tiré sur un hippo et celui-ci, avant de mourir, aura retourné leur radeau. Cela explique les coups de feu entendus tout à l’heure…
Allan Wood hocha la tête.
— Tu pourrais fort bien avoir raison, Bob…
Morane désigna un endroit où la berge se prolongeait par un large entablement rocheux.
— Abordons là-bas. Nous allons tenter de reconstituer les événements. Cela nous permettra peut-être de savoir ce qu’est devenue miss Hetzel…
Une fois débarqués, ils n’eurent à vrai dire aucune peine à reconstituer les événements en question. Les corps des porteurs gisant sur la berge expliquaient assez clairement ce qui s’était passé. M’Booli ramassa une des sagaies qui n’avaient pas porté et en examina le fer, comme tout à l’heure, N’Doloh avait fait, quand le guerrier balébélé avait été blessé à l’épaule.
— Ça sagaie bakubi, dit le Noir en se redressant.
Déjà, Morane et Wood cherchaient autour d’eux mais, nulle part, ils ne découvrirent le corps de Leni Hetzel, ni d’ailleurs ceux de Peter Bald et de Brownsky… M’Booli prêtait attentivement l’oreille au bruit des tam-tams, qui n’avaient pas cessé de battre.
— Ce soir, grande fête au village bakubi, fit-il.
Morane et Wood échangèrent un bref regard. Ils venaient de comprendre quel sort les Hommes-Léopards réservaient à miss Hetzel et à ses deux compagnons. Morane se tourna vers M’Booli, pour demander :
— Le village bakubi est-il loin ?
À nouveau, M’Booli prêta l’oreille au bruit des tam-tams. Finalement, il tendit le bras vers le nord.
— Là-bas, dit-il. Cinq, six heures de marche…
— Cinq, six heures de marche, grimaça Allan Wood. À travers la forêt, ce sera une belle trotte…
— Bien sûr, dit Morane, cela n’aura rien d’une promenade d’agrément. Mais il nous faut atteindre ce village avant que miss Hetzel ne soit sacrifiée à quelque fétiche grimaçant adoré par les Aniotos…
*
* *
Durant des heures, guidés par la voix des tam-tams, Morane, Wood et M’Booli avaient marché à travers la forêt. M’Booli avait retrouvé la piste des ravisseurs de miss Hetzel, de Peter Bald et de Brownsky, et ils l’avaient suivie avec circonspection, sans réfléchir au danger qu’eux-mêmes couraient ; sans penser qu’ils pouvaient être capturés à leur tour par les Hommes-Léopards. Pour Morane et Al Wood, une seule chose comptait : tirer Leni Hetzel du mauvais pas dans lequel leur inertie l’avait fourvoyée – et ils se sentaient prêts à sacrifier leurs propres vies à cette tâche s’il le fallait.
À présent, le bruit des tam-tams était tout proche. La nuit était tombée, très tôt comme partout sous les tropiques, et chaque martèlement des tambours retentissait telle une menace de mort. Là-bas, loin encore, entre les arbres, on apercevait les rougeoiements d’un grand feu.
Du geste, Wood avait arrêté ses compagnons.
— Nous approchons du village, souffla-t-il. Toi, Bob, et moi-même, allons demeurer ici pendant que M’Booli s’en ira reconnaître les lieux…
Les deux Européens s’accroupirent parmi les broussailles et le Noir disparut dans les ténèbres, sans faire plus de bruit qu’une bête de la jungle. De toute façon, la voix des tam-tams aurait suffi à dissimuler son approche aux oreilles les plus exercées.
De longues minutes passèrent, puis une voix – celle de M’Booli – dit tout près de Bob et de son compagnon :
— Grande fête commencée au village bakubi. Nous faire vite si nous voulons arriver à temps…
Morane et Wood se glissèrent derrière le noir. Ils avaient peine à le suivre car, malgré les ténèbres, M’Booli avançait avec la sûreté et la souplesse d’une panthère. La lumière dansante des feux se précisait et, bientôt, entre les arbres, on aperçut les silhouettes pointues de grandes cases aux toits de chaume. À ce moment, les tam-tams s’arrêtèrent de battre et un immense silence pesa sur la jungle.
— Que se passe-t-il ? interrogea Bob, dans un souffle.
— Je serais bien embarrassé de le dire, répondit Al. Rien de bon, assurément…
M’Booli s’était immobilisé et, du bras, désignait un point vers la gauche.
— Nous aller par-là, murmura-t-il. De l’autre côté, sentinelles…
Tous trois se dirigèrent dans la direction indiquée par M’Booli et ne tardèrent pas à déboucher derrière les cases. Le village semblait désert.
— Tous les Bakubis de l’autre côté du village, pour assister à la grande fête, expliqua M’Booli.
Là-bas, un long hurlement d’agonie retentit, suivi presque aussitôt par une grande clameur, et tout de suite après les tam-tams se remirent à battre.
Mus par une sorte de désespoir frénétique, Morane, Wood et M’Booli, carabine au poing, s’avancèrent en bondissant entre les cases, tout en ayant soin cependant de demeurer dans l’ombre de celles-ci. Ils traversèrent ainsi tout le village, sans rencontrer âme qui vive. Tout à coup, Morane, qui courait en avant, s’arrêta et se tapit derrière l’angle d’un mur. Wood et M’Booli l’imitèrent.
Avec une sorte de terreur sacrée, les trois hommes contemplaient l’effrayant spectacle s’offrant à leurs regards. À l’extrémité du village, les Bakubis, hommes, femmes et enfants, étaient assis en un vaste demi-cercle dans l’arc duquel brûlait un énorme brasier. Tout autour de ce brasier, une centaine de guerriers dansaient, les épaules et le dos couverts d’une peau de léopard dont le crâne, formant couvre-chef, dissimulait leurs fronts, conférant à leurs visages peints une expression mi-bestiale, mi-humaine. La plupart d’entre eux portaient des gantelets munis de griffes de fer ; les autres brandissaient des épieux à la pointe durcie au feu. À l’extrémité de la vaste demi-lune, trois poteaux, couronnés de crânes humains étaient dressés. À chacun de ces poteaux, une forme humaine se trouvait ligotée. Trois formes humaines : miss Hetzel, Peter Bald et Brownsky. Ce dernier s’était affaissé dans ses liens, les jambes ployées sous lui et le menton posé sur la poitrine. Sa chevelure hirsute brillait d’un éclat fauve à la lueur du brasier, et il avait un épieu planté dans la poitrine. C’était lui qui, quelques instants plus tôt, avait poussé ce cri d’agonie et plus rien, ni personne, ne pouvait à présent le sauver…
Morane et Wood n’avaient pu réprimer un sursaut d’horreur.
— Quand les tam-tams s’arrêteront encore de battre, souffla Bob, ce sera au tour de Bald, puis à celui de miss Hetzel. Il nous faut faire quelque chose…
— Bien sûr, il nous faut faire quelque chose, dit Wood à son tour. Mais quoi ?… À nous trois, nous ne pouvons quand même pas espérer nous attaquer victorieusement à cette foule…
Pendant un long moment, Morane demeura pensif puis, soudain, les traits de son visage se détendirent.
— Il y aurait peut-être un moyen, murmura-t-il. Évidemment, cela peut échouer, comme cela peut réussir…
Se tournant vers M’Booli, il demanda en désignant les Aniotos dansant autour du brasier :
— Y aurait-il moyen de trouver une défroque d’Homme-Léopard, comme celles-là ?…
Le Noir hocha la tête affirmativement. Il tendit la main vers l’entrée du village.
— Sentinelles, là-bas, Aniotos, fit-il. M’Booli ira chercher une peau de léopard…
— Va et fais vite, dit encore Morane. Et, surtout, pas de coups de feu…
Dans la pénombre, le colosse noir sourit et fit rouler de façon significative les muscles de ses épaules.
— M’Booli pas besoin de revolver ni de fusil…
Déjà, il disparaissait dans l’ombre des cases. Morane s’adressa à Allan Wood.
— As-tu un briquet, Al ?
Wood tira un briquet d’amadou de la poche de sa veste de chasse et le tendit à son ami.
— Que veux-tu faire, Bob ? interrogea-t-il.
Morane eut une grimace, qui aurait peut-être pu passer pour un sourire.
— Nous allons offrir une petite séance de travestissement à nos amis les Bakubis, dit-il entre les dents. Une petite séance de travestissement doublée d’un feu d’artifice…